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Comme un brise-glace

Il ne reste rien du vacarme de la nuit, rien que le bourdonnement du silence et le fracas du
verre brisé. Demain, peut-être que les choses auront changé.
Chaque matin, couché sur le sol de la rue de la liberté, j’accomplis ce même rituel : tourner la
tête vers la gauche en direction de la place des armes en prenant soin de ne pas aller trop vite le froid se répandrait dans mes os comme un courant électrique – prendre le temps d’ouvrir
les yeux – aujourd’hui les cheminées crachent la fumée au ralenti tandis que le ciel, figé dans
un rose orangé, reste de marbre devant la menace de l’hiver - puis me défaire des couches qui
enserrent mon corps pour l’isoler: deux sacs de couchage jaunis par l’humidité, trois
couvertures dont les trous ne laissent pas passer le froid s’ils sont bouchés par des vêtements,
puis quelques cartons, dernier rempart contre l’hypothermie renouvelé au gré des intempéries.
Je conserve mon duffel-coat beige, des gants de laine, le bonnet de Pino ainsi que l’écharpe
que j’utilisais pour couvrir Amy lorsque le froid nous surprenait ; une longue journée
m’attend. Chaque mouvement réveille une douleur vive dans les articulations, la violence est
partout où elle peut frapper. Peu à peu, je parviens à me lever, jette un œil au cadran
numérique au dessus de moi, c’est l’heure ; le Tea corner ouvre dans vingt-cinq minutes et
Pino a été clair sur les règles : un seul thé, parfois un café si la machine est déjà en route ainsi
qu’une pâtisserie de la veille, ensuite il faut partir avant l’arrivée des premiers clients. Il est
huit heures quarante-sept, je n’ai pas besoin de frapper, il est déjà derrière la porte : « t’es en
retard ! ». En entrant, la chaleur me fait l’effet de la main qu’avait posée ma mère sur mon
visage au retour des classes de neige : j’avais six ans, faim comme jamais, le teint pâle, les
genoux écorchés, j’étais frigorifié et si rassuré de la voir que j’avais dormi pendant deux
jours. La lumière tamisée, les murs « vieux rose » flanqués de vielles affiches de marques de
chocolat chaud et l’odeur du gâteau qui cuit m’apaisent. Je prends place près du feu, au coin
de ma table, une habitude. Les flammes, hystériques, font convulser les ombres sur le mur.
Pino me demande si ça va, je le regarde en souriant. Il me dépose un tilleul citron encore
fumant et un cupcake crème fraîche et chocolat. Je prends plaisir à découvrir à l’intérieur la
compote de poire et le caramel. Je me dis que Dieu existe. Quelque chose grince en se
balançant : une horloge ancienne suspendue m’invite en chiffres romains à quitter les lieux
dans trois minutes. Un tour au petit coin et l’affaire est dans le sac « merci Pino. Dieu te
bénisse ». Une fois dehors, je salue Manu en face. Il est déjà de retour malgré une fermeture
tardive, il charge les vidanges dans le coffre de sa berlingo délabrée avec tout l’empressement
qui caractérise le travailleur indépendant. Je me remémore cette course effrénée contre le
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temps, je ne regrette pas la faillite, elle m’a repêché comme on attrape un vulgaire poisson au
bout d’un hameçon. Son employé brosse avec frénésie le verre cassé devant l’établissement.
Une soirée bien arrosée. Manu n’est pas très bavard mais je peux compter sur lui. Depuis
maintenant trois ans, il y a cet accord tacite entre nous qui m’autorise à dormir sous son
auvent. Une aubaine pendant la saison des pluies. Situé à quelques pas de la place des armes
que l’on voit par la fenêtre, le Ginger’s bar est un lieu incontournable de la nuit en ville et je
ne crois pas que la façade verte y soit pour quelque chose. Manu est quelqu’un de bien et les
gens s’en sont rendus compte. L’ambiance y est chaleureuse, même si parfois, avec un verre
dans le nez, les gens dérapent. Manu, lui, garde l’œil ouvert. Chaque soir vers vingt-trois
heures, quand la fête bat son plein, il m’apporte un Irish Coffee, un péché mignon, avec du
Jameson et beaucoup de crème : « tiens, à ta santé ». Jamais un mot de plus.
Le froid glacial de l’aube fait fumer les bouches et je demande à Manu s’il a besoin d’un coup
de main pour charger, même si je connais sa réponse. Sans me regarder, il gonfle les lèvres et
balance la tête de gauche à droite : « non, c’est bon ». Sur ces mots brefs, j’embarque mon sac
et me dirige sur la place, le centre commercial ouvre à neuf heures et il y passe une quantité
impressionnante de clients, surtout en cette période des fêtes de fin d’année. La journée sera
peut-être bonne.
J’ai pour habitude de me rendre au sous-sol d’abord, c’est là que sont entreposés les vestiaires
et casiers. Je plonge la main au fond de ma poche, je sais que la monnaie me reviendra quand
je récupèrerai mes affaires. C’est aussi là que se trouve la cabine téléphonique. A l’heure où la
quasi-totalité des gens possèdent un smartphone, je n’ai jamais bien compris pourquoi le
vestige d’un temps révolu trônait dans les caves d’un centre commercial. Pino me disait qu’il
y avait sûrement un lien avec le nom de l’architecte. Quelque chose de symbolique ou
historique. Quoiqu’il en soit, j’ai le sourire aux lèvres : dans mon vieux duffel-coat beige je
trouve mon salut : une pièce pour appeler Amy. J’ai les mains qui tremblent, décroche et
compose le numéro. C’est son anniversaire, aujourd’hui Amy a six ans. Je ne l’ai pas revue
depuis bientôt quatre ans mais je garde en moi les traits de son visage rond, ses grands yeux
marron qui imitent son sourire, ses cheveux couleur d’or, les fossettes qui creusent ses joues
et ses petites dents régulières. Je lance un « Euh, salut, euh, c’est moi, s’il te plaît, tu pourrais
me passer Amy ? Je voudrais lui souhaiter un joyeux ann… ». Le bruit résonne dans le creux
de mon oreille et cogne avec toute la force d’un coup de poing : avant même que je ne puisse
prononcer son prénom, à l’autre bout de la ligne, elle a déjà raccroché. Je ne pense pas qu’il
faille imaginer la douleur du père que je suis par simple empathie, non. Pour éprouver ce que
je ressens à ce moment précis, il faut sombrer à la verticale dans les eaux profondes d’une mer
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dépeuplée, dépourvue d’air, de lumière et de goût. Il faut imaginer le froid qui paralyse le
corps pendant de longues heures, empêchant les yeux de se fermer car la douleur et l’espoir
accomplissent ce qu’ils font de mieux : vous maintenir en vie. Il faut oublier d’une façon
inconditionnelle qui l’on a été, rompre avec le fondement de sa propre personne, car toute
tentative d’exister malgré le souffle qui voyage entre bouche et poitrine est vaine.
En quittant la cabine, je ne vois pas Tony. Mauvaise nouvelle : les autres vigiles de sécurité
ne tolèrent aucun assouplissement des règles. Je me dirige vers l’escalator quand j’entends
une voix sèche et puissante par-dessus mon épaule « toi ! dehors ! ». Pas la peine de tenter
quoi que ce soit, malgré le nombre de passants présents au rez-de-chaussée, je ne m’aventure
pas dans les couloirs. Je mangerai plus tard.
Devant la porte tambour du centre commercial, quelques fumeurs, mentons dans leurs cols,
gigotent de froid et ne terminent pas leurs cigarettes. En les ramassant je prête attention aux
ouvriers qui s’appliquent à déposer des plaques d’isolation sur des grandes bâches au sol. Des
rambardes appuyées un peu partout contre les murs attendent une suite à leur sort. Un
« T’verras bien c’soir » m’est adressé lorsque je demande plus de précision sur ce qui se
passe. Visiblement, un évènement se prépare. Un rassemblement, ce n’est pas une mauvaise
chose pour moi, les gens sont souvent plus généreux pendant les fêtes de Noël. Sur la place le
cri métallique des volets qui s’ouvrent balafre la léthargie de l’aube. Les passants se pressent,
les talons claquent, c’est l’heure de s’activer. J’emboîte le pas pour ne pas me refroidir.
L’instinct de survie ne s’y trompe pas : il faut marcher. Dans le cas contraire, le corps
s’engourdit, le froid s’empare des extrémités ; mains, pieds, tête, ça vous donne l’impression
d’être nu dans cette neige qui continue de tomber tandis que le vent glacial vous souffle ses
poumons. C’est comme si l’organisme se décomposait sur le sol en cellules isolées, exposées
à la manière du brocanteur clandestin qui déroule son étal sans loi ni gêne. Il faut marcher.
Entre les gens, frôler les épaules, sentir les haleines chaudes, voir le bonheur dans les yeux ou
rire de la buée sur les verres des lunettes quand le souffle chaud revient dans les visages.
Marcher encore pour connaître tous les recoins de la ville, les enseignes des commerçants qui
tendent la main, chaque lieu de passage où il est rentable de tendre la main, chaque citadin sur
son banc où il est bon de coudre des conversations. Marcher pour enfin s’épuiser, oublier,
concentrer son attention sur la mécanique des pas, en dehors de toute réflexion noircie par le
passé. Pour s’écrouler en fin de journée sous le auvent du Ginger’s sans même entendre
sonner le métal froid du maigre butin récolté pendant la journée, marcher pour enfin
s’enrouler de couches composées de ce qui est ramassé, utilisé et déjà odorant, marcher pour
s’endormir sous les caresses d’un café amélioré.
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Pas ce soir. Aujourd’hui, c’est différent ; ce soir je lève la tête vers la place des armes et
j’obtiens la réponse à ma question de ce matin: les rambardes en bois bordent la surface
bâchée sur tout le périmètre, de hauts luminaires montés sur des colonnes d’aluminium
éclairent les angles, des têtes encapuchonnées ou pourvues de bonnets avancent ou reculent en
glissant, les bras le long du corps ou relevés à cent quatre-vingt degrés, les silhouettes des uns
s’écroulent sous les rires des autres qui peinent à les relever : ils ont installé une patinoire.
Le froid me paralyse alors qu’une réflexion s’impose : pourquoi diable devrais-je conserver
les quelques pièces qui grincent au fond de ma poche ? Pourquoi s’inquiéter pour demain
alors que le présent me donne toutes les éclosions ? Pourquoi ne pas tout envoyer en l’air sur
la glace ? C’est décidé, je dormirai demain : « Bonsoir madame, à combien vous faites la
location des patins ? »

Au début c’est comme marcher avec des talons aiguilles, enfin je suppose. La difficulté ne
réside pas tant dans le fait de tenir debout, il suffit pour cela de s’agripper aux solides
barrières couvertes de mains qui s’accrochent comme on tient à la vie. Non, le vrai défi, c’est
d’avancer. Je ne suis pas venu pour longer les extrémités, relever la tête par intermittence et
regarder les autres fendre la glace à toute vitesse, leurs joues rougies par le froid, les yeux
écarquillés par le plaisir et l’attention soutenue qu’implique les joies de la glisse. Je veux
m’éclater comme jamais ; oublier l’anniversaire d’Amy, la voix menaçante du vigile, les rues
bondées, les os qui craquent, les idées noires et même le caramel dans le cupcake de Pino. Je
veux exister à la surface, hors de l’eau, fier dans mon duffel-coat beige.
Je commence par des petits pas en levant les pieds, l’un après l’autre, avec toute la précaution
et la précision d’un couturier parce que la glace comme l’aiguille, ça pique, et se casser une
jambe n’est pas le meilleur moyen de prendre son pied. J’y vais à tâtons, comme un apprenti
cuisinier qui fait sa première découpe, en déposant lentement la lame d’avant en arrière. Un
peu plus loin, il y a cette petite fille au manteau rose bonbon qui se retourne pour me regarder,
elle porte un bonnet si grand qu’elle doit garder la tête en arrière pour continuer à voir. Elle
tient la main de son papa, davantage pour l’aider à avancer que pour maintenir son propre
équilibre. Elle me sourit, je fais un vol plané. L’extrémité de mon nez gèle sur le sol. Son père
me toise en la tirant par le bras. Elle me rappelle ma fille. Elle a le même regard même si elle
est bien plus grande qu’Amy. De passage à côté d’elle, il y a ce gars rapide dont les cheveux
longs se rabattent sur son visage lorsqu’il patine en arrière. Il est beau dans sa veste bleue de
collège américain, il ne porte ni écharpe, ni gants. J’aimerais être à sa place, tout
recommencer. Il y a aussi ce groupe d’ados qui stagne dans un des coins, ils se moquent de la
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manière dont cet homme âgé patine. Ses bras relevés comme un chef d’orchestre, le postérieur
en arrière ainsi que le torse bombé n’y sont pas pour rien. L’un des jeunes le montre du doigt
en pouffant. Puis il y a ce groupe de garçons d’une dizaine d’années, occupés à essayer de se
faire tomber les uns les autres, ils se bagarrent et chutent sur la glace. Leur insouciance me
fait sourire. Je continue à observer la petite fille vêtue de rose qui patine avec la grâce d’une
danseuse. Elle croise les pieds pour tourner, comme dans les concours de patinage artistique.
Son père est quasiment immobile, suspendu aux rambardes, à l’arrêt - si ce n’est cardiaque, ce
n’en est pas loin. Je me demande si Amy aime le patinage, si bien qu’une pulsion de colère
me vient en regardant cet homme qui accompagne sa fille. Ce n’est pas le dédain qu’il m’a
lancé à travers son regard, ce n’est pas non plus la condescendance qu’il affiche, ni ce
manteau noir qui lui tombe sur les épaules avec l’aplomb d’un vêtement princier, ce n’est pas
cette façon détestable qu’il a de patiner en rampant comme un reptile, non, ce n’est rien de
tout ça. Je hais la main qu’il pose sur les cheveux de ma petite patineuse rose et l’amour
qu’elle lui porte à lui. Ce que je hais, c’est le millier de jours passé sans Amy à boire un tilleul
citron près du feu.
Le groupe d’ados me montre du doigt tandis que je prends de l’assurance. Au bout d’une
dizaine de minutes, l’euphorie me gagne tandis que le décor se met à défiler de plus en plus
vite sous mes coups de patins. Je fends la glace à m’en rompre les genoux, guidé par cette
envie de liberté, repoussant l’aigreur de toutes mes forces comme un brise-glace qui avance
malgré l’obstacle, ravalant les larmes qui s’écoulent dans ma gorge. J’attrape ce moment pour
le vivre. Je l’empoigne en glissant de plus en plus vite pour sentir l’air glacial ramener des
larmes au bord de mes yeux. Je sens les os de ma hanche craquer sous la pression, la fragilité
de mes jambes à chaque foulée et le réservoir d’énergie qui se vide faute d’avoir mangé. Je
me donne plus que de raison. Le temps d’un instant, je m’offre cette légèreté gelée qui me
transperce comme une douleur chaleureuse, comme une lame bienveillante. Puis c’est la
chute : dans ma tentative de tourner en conservant ma vitesse, je lève le pied droit, supplante
le gauche qui s’incline et s’en va glisser si loin qu’il entraîne mon corps au sol du côté
opposé, gravité oblige. J’étouffe un petit « whof » et s’en suit une douleur irradiant l’épaule
mais surtout localisée dans la chaussure, je ne peux plus bouger la cheville sans crier. La tête
a touché la première, j’ai l’impression d’avoir été heurté par une batte de base-ball comme le
soir de l’agression, lorsque cet homme m’a demandé une cigarette que je lui ai refusée. La
fête est finie. J’entends une voix : « Tout va bien monsieur ? ». Le père de ma jolie danseuse
pose une main sur mon épaule. Le groupe d’ados l’accompagne pour tenter de me relever, en
vain. Alors que jonche le sol sur le dos comme un vulgaire tapis dans un état plus
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qu’inquiétant, à mi-chemin entre la conscience et le sommeil, je vois le visage d’Amy
s’approcher du mien. Je reconnais ses traits ronds ainsi que ses yeux souriant. Mon petit ange
est là, je la vois enfin : elle a grandi mais elle a toujours ses petites fossettes qui lui creusent la
joue et ses dents sont si régulières. Elle porte un manteau rose bonbon et de jolis cheveux
couleur d’or dépassent de son bonnet trop grand pour elle, de sorte qu’elle doit garder la tête
en arrière pour continuer à voir. Je lui souris puis lui glisse un « je t’aime mon ange ». Ensuite
c’est flou. Une lumière bleutée, un bruit de sirènes, je ne ressens plus que les effets de la glace
qui me pique le dos, j’ai froid comme jamais. J’entends le fracas du verre brisé. Puis une
chaleur m’envahit lentement, celle du carton, des couvertures et des sacs de couchage. Je me
sens bien, je suis chez moi. Quelqu’un a du me remettre sur le sol de la rue de la liberté, sous
le auvent du Ginger’s bar. Je n’entends plus rien maintenant. Rien que le bourdonnement du
silence. Ma petite Amy est venue me voir. Demain les choses auront changé.

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