Comme un brise glace.pdf


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manière dont cet homme âgé patine. Ses bras relevés comme un chef d’orchestre, le postérieur
en arrière ainsi que le torse bombé n’y sont pas pour rien. L’un des jeunes le montre du doigt
en pouffant. Puis il y a ce groupe de garçons d’une dizaine d’années, occupés à essayer de se
faire tomber les uns les autres, ils se bagarrent et chutent sur la glace. Leur insouciance me
fait sourire. Je continue à observer la petite fille vêtue de rose qui patine avec la grâce d’une
danseuse. Elle croise les pieds pour tourner, comme dans les concours de patinage artistique.
Son père est quasiment immobile, suspendu aux rambardes, à l’arrêt - si ce n’est cardiaque, ce
n’en est pas loin. Je me demande si Amy aime le patinage, si bien qu’une pulsion de colère
me vient en regardant cet homme qui accompagne sa fille. Ce n’est pas le dédain qu’il m’a
lancé à travers son regard, ce n’est pas non plus la condescendance qu’il affiche, ni ce
manteau noir qui lui tombe sur les épaules avec l’aplomb d’un vêtement princier, ce n’est pas
cette façon détestable qu’il a de patiner en rampant comme un reptile, non, ce n’est rien de
tout ça. Je hais la main qu’il pose sur les cheveux de ma petite patineuse rose et l’amour
qu’elle lui porte à lui. Ce que je hais, c’est le millier de jours passé sans Amy à boire un tilleul
citron près du feu.
Le groupe d’ados me montre du doigt tandis que je prends de l’assurance. Au bout d’une
dizaine de minutes, l’euphorie me gagne tandis que le décor se met à défiler de plus en plus
vite sous mes coups de patins. Je fends la glace à m’en rompre les genoux, guidé par cette
envie de liberté, repoussant l’aigreur de toutes mes forces comme un brise-glace qui avance
malgré l’obstacle, ravalant les larmes qui s’écoulent dans ma gorge. J’attrape ce moment pour
le vivre. Je l’empoigne en glissant de plus en plus vite pour sentir l’air glacial ramener des
larmes au bord de mes yeux. Je sens les os de ma hanche craquer sous la pression, la fragilité
de mes jambes à chaque foulée et le réservoir d’énergie qui se vide faute d’avoir mangé. Je
me donne plus que de raison. Le temps d’un instant, je m’offre cette légèreté gelée qui me
transperce comme une douleur chaleureuse, comme une lame bienveillante. Puis c’est la
chute : dans ma tentative de tourner en conservant ma vitesse, je lève le pied droit, supplante
le gauche qui s’incline et s’en va glisser si loin qu’il entraîne mon corps au sol du côté
opposé, gravité oblige. J’étouffe un petit « whof » et s’en suit une douleur irradiant l’épaule
mais surtout localisée dans la chaussure, je ne peux plus bouger la cheville sans crier. La tête
a touché la première, j’ai l’impression d’avoir été heurté par une batte de base-ball comme le
soir de l’agression, lorsque cet homme m’a demandé une cigarette que je lui ai refusée. La
fête est finie. J’entends une voix : « Tout va bien monsieur ? ». Le père de ma jolie danseuse
pose une main sur mon épaule. Le groupe d’ados l’accompagne pour tenter de me relever, en
vain. Alors que jonche le sol sur le dos comme un vulgaire tapis dans un état plus
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